Entre le 20 et le 23 décembre 2007 a eu lieu au Musée du Quai Branly à Paris un événement sans précédent:
la rencontre d’un groupe de musiciens cubains membres de la société abakuá de Cuba et d’un groupe de musiciens traditionnels de la société Ekpe du Nigeria, Ekpe étant à l’origine de la fondation de la première "potencia" abakuá à La Havane en 1836.
Les quatre concerts et la conférence sur l’abakuá et ses origines, qui constituaient cet événement inauguraient au Musée du Quai Branly une trilogie intitulée “LE CORPS ANIMAL”, dont le second et le troisième volets traitaient des danses d’Inde du Sud. De plus, en parallèle avait lieu une exposition sur les bronzes du royaume de Bénin, situé lui aussi au Nigéria. L’intérêt culturel de cette semaine était donc multiple et considérable pour les passionnés d’afro-cubain et de ses racines.
Ces quatre jours ont réalisé un rapprochement jamais encore effectué entre une tradition afro-cubaine et ses racines africaines, et peut-être même entre une tradition afro-américaine et ses sources, si l’on excepte la rencontre historique de Ouidah en 1992 sur le Vaudou, à laquelle étaient conviées des délégations d’artistes haïtiens. En cela, “le Corps Animal” a sans doute constitué une première mondiale.
On peut donc regretter que le public ait relativement boudé cette extraordinaire première mondiale, organisée il est vrai en pleines fêtes de Noël, et dont la médiatisation est restée apparemment à un niveau approchant la confidentialité. L’affiche était pourtant alléchante, puisque (une fois de plus) venaient à Paris ROMÁN DÍAZ et “PEDRITO” MARTÍNEZ CÁMPOS, deux des musiciens afro-cubains les plus médiatisés mondialement.
Pour juger du succès de cette tentative de rapprochement entre Cuba et Calabar, il suffisait d’assister au dernier concert, celui du dimanche soir, et à l’émouvante embrassade qui a eu lieu à la fin du spectacle entre Cubains et Nigérians: un magnifique moment.
Rendons d’abord hommage aux principaux protagonistes ayant rendu possible ce projet unique, soit:
-ALAIN WEBER, responsable de la programmation du Musée du Quai Branly.
-ALEXANDRE JOMARON (déjà à l'origine de la venue de WEMILERE à la Cité de la Musique en 2004), jeune producteur talentueux, et ami personnel de Román Díaz.
-ÁNGEL GUERRERO (directeur artistique du projet IBIONO, premier cd de musique abakuá enregistré par des musiciens de rituels à Cuba), membre du trio de musique abakuá ENYENISON ENKAMA avec Román et Pedrito.
-ROMÁN DÍAZ, ancien membre de Grupo Yoruba Andabó et disciple de Pancho Quinto.
Citons également plusieurs protagonistes nigérians dont:
-NATH MAYO ADEDIRÁN du National Museum du Nigeria.
-Sa Majesté NDIDEM Dr. THOMAS IKA IKA OQUA III.
-ETUMBOM BASSEY EKPO, de la société Efe Ekpe Eyo Ema.
-“CHIEF” EKONG E.E. IMONA, président de la société Ngbe du Calabar.
et
IVOR MILLER, universitaire américain ayant réalisé de remarquables études sur les cultes afro-cubains et sur leurs origines en Afrique.
Ivor Miller est l’homme qui est véritablement à la base de ce contact renoué entre l’Afrique et Cuba, après deux siècles de silence.
En l’an 2000, Ivor a réalisé de très intéressants travaux de transcription (puis de traduction) de certains chants abakuá, qu’il a étudiés à Cuba avec Andrés Flores. Vous pouvez avoir un large aperçu de ses travaux en cliquant ICI:
Peut-être afin de ne pas “révéler” des chants qui n’aient jamais été enregistrés, Ivor a d'abord publié un travail sur des enregistrements “commerciaux” existant depuis plusieurs années, tels que le mythique cd “EL CALLEJÓN DE LOS RUMBEROS” de GRUPO YORUBA ANDABÓ (dans lequel figure un morceau abakuá appelé - lui aussi - “Enyenison Enkama”, chanté par Román Díaz) ou le non moins célèbre morceau des MUÑEQUITOS DE MATANZAS appelé simplement “ABAKUÁ #3” figurant à la fois sur l’album “CONGO YAMBUMBA” et sur “GUAGUANCÓ, COLUMBIA, YAMBÚ”. Vous prendrez facilement la mesure de la profondeur de ce travail en téléchargeant le fichier dont le lien figure ci-dessus. Il s’agit d’un article en anglais de 36 pages du plus grand intérêt. Ce même article a été traduit en espagnol et est paru dans le n°15 de la revue cubaine “CATAURO” de la FONDATION FERNANDO ORTIZ, au début de l’année 2007.
Le site de le Fondation contient un chapitre dédié à cette revue d’anthropologie Catauro dont on peut télécharger quelques articles. Vous pouvez y accéder en cliquant ICI.
Malheureusement, la version espagnole de l’article d’Ivor Miller n’est parue que trop récemment et ne figure pas sur le site. Dommage, car le n°15 de cette revue contient de nombreux articles sur la culture abakuá (et sur les autres religions afro-cubaines), dont un article sur les itones (sceptres des dignitaires) abakuá écrit par Jesús Guanche, que l’on peut également consulter et télécharger sur le site Afrocuba.org.
Vous pouvez y accéder en cliquant ICI.
Il n’est pas aisé d’étudier la musique abakuá de Cuba, dont les enregistrements sont rares. S’il est relativement possible, après une étude sérieuse des tambours batá, d’en jouer à Cuba à l’intérieur sinon en-dehors des rituels yoruba, il est quasiment impossible de le faire avec les tambours abakuá. Il en va de même avec la culture et la religion, le caractère secret des sociétés abakuá en limitant l’accès aux seuls Cubains vivant à La Havane, Matanzas ou Cárdenas. On se “rabattra” alors sur les nombreux ouvrages parus sur le sujet, où l’on peut apprendre quantité de choses, notamment dans ceux de Lydia Cabrera. On sait donc depuis longtemps que l’abakuá tient son origine des sociétés Ekpe et Ngbe du Sud-est du Nigeria.
Les travaux d’Ivor Miller, une fois publiés, ont été lus non pas par des abakuá de Cuba, mais par des membres nigérians de la société Ekpe vivant aux U.S.A., qui y ont reconnu des éléments fondamentaux de l’histoire de leur société secrète. Ivor est entré en contact avec ces Nigérians de langue Efik, qui lui ont apporté de nombreuses précisions quand aux sens de certains mots. Ivor a ensuite été le lien pour le premier contact entre ces Nigérians et les Cubains abakuá de New York.
En 2001, des musiciens cubains ont été invités à une assemblée de l’Association Efik des USA, et en 2003, Román Díaz et Ángel Guerrero ont joué devant l’Obong du Calabar, en visite pour la première fois aux États-Unis, au Michigan, pour la 6e convention de l’Association Efik des USA. Cette rencontre est racontée et illustrée en détail sur le site d’Afrocubaweb ICI.
En 2004, Ivor Miller est parti au Calabar pour poursuivre son étude et parler des abakuá de Cuba aux Nigérians de la société Ekpe. Les responsables efik l’ont d’emblée nommé (officieusement) ambassadeur et il est entré dans la société Ekpe avec le grade de Mbakara (Embákara est à la fois un Ireme et un grade de dignitaire abakuá à Cuba).
En décembre 2004, Román Díaz et Vicente Sánchez ont été invités à un festival Ekpe pour fêter le lien re-découvert avec Cuba. Cet événement est également relaté, décrit en détail par Ivor et illustré par de nombreuses photos sur le site Afrocubaweb.
Vous pouvez y accéder en cliquant ICI.
- LA CONFÉRENCE D'IVOR MILLER -
L’événement du Quai Branly constitue le sommet couronnant l’ensemble de tous les liens générés depuis l’année 2000 par les articles d’Ivor Miller.
Ivor était donc tout naturellement le conférencier inaugurant ces quatre jours au Quai Branly. On peut écouter un enregistrement de cette conférence et sa traduction en français sur le site du musée.
Vous pouvez y accéder en cliquant ICI.
Cartes extraites du livre de Enrique Sosa
"Los Ñañigos", Ed. Casa de las Américas, 1982
Les informations dispensées par Ivor dans sa conférence, illustrée de nombreuses cartes et photos, concernaient également quelques transcriptions et traductions de chants abakuá, qui décrivent précisément les lieux d'origine de la société en Afrique et l'histoire des premiers temps de sa fondation à La Havane. Vous vous en apercevrez en téléchargeant le fichier pdf contenant son article (voir plus haut).
Photo © Mr. Mpkan Ekpe Bassey
Ainsi, comme l'a démontré Ivor, le nom-même de la première loge créée à Regla en 1836, EFÍK EBUTÓN, vient du nom de la ville d'OBUTONG, au Calabar.
Ivor expliquera ensuite comment la plupart des noms des potencias abakuá portent des noms de villages du Calabar.
Il comparera également les masques cubains et certains masques Ekpe, comme on le voit sur les photos ci-dessous:
Le masque ci-dessus est cubain. Le masque à sa droite est nigérian. Les dignitaires Ekpe accompagnant ici les masques sont vêtus des toges utilisant des dessins de type NSIBIDI, tout comme les musiciens présents au Quai Branly (voir plus loin).
Les deux masques ci-dessus sont également proches des masques abakuá. Ils portent le bâton-sceptre caractéristique des dignitaires Ekpe.
Ivor a expliqué comment la société Ekpe (le Léopard) s'est imposée au Calabar comme unique pouvoir politique, agissant comme un réseau reliant entre-eux les villes et les villages (qui possédaient tous une loge) sur une zone géographique importante, en l'absence d'un pouvoir royal centralisé omnipotent.
Ekpe, seul réel autorité dans la région, a donc contrôlé outre la politique, le commerce - et le traffic des esclaves. Ce sont les luttes entre les différents partis Ekpe pour la mainmise sur les lieux commerciaux qui auraient alimenté le traffic négrier, déportant des dignitaires Ekpe qui ont fondé la première société abakuá à Cuba. Ce fait explique sans doute pourquoi les sociétés abakuá ne se sont développés que dans les ports cubains, maintenant un principe de régionalisation qui limitera par des lois internes la création d'un réseau de nouvelles loges uniquement à La Havane, Matanzas et Cárdenas.
Dessin extrait du livre de Enrique Sosa
"Los Ñañigos", Ed. Casa de las Américas, 1982
Le dessin cubain reproduit ci-dessus (utilisé par Ivor dans sa conférence), représentant la fondation d'Ekpe en Afrique, contient des symboles légendaires fondamentaux pour Ekpe comme pour Abakuá: (de droite à gauche) la lune, des montagnes, le léopard (le pouvoir d'Ekpe sur terre), le chasseur, le palmier et le serpent, le cabri, une maison (symbolisant un village), un sorcier (Nasakó), un dignitaire portant un sceptre, un autre portant un tambour, un masque se dirigeant vers un canoë, un crocodile (le pouvoir d'Ekpe sur l'eau), un autre dignitaire portant un tambour et un autre masque (ayant traversé la rivière avec le canoë), une femme portant un récipient (Sikán), un coq et une seconde maison (figurant un second village). Cette symbolique raconte comment Ekpe est passé d'une rive de la rivière à l'autre, de Efó à Efí.
Cette gravure sur bois, également utilisée par Ivor dans sa conférence, représente également comment Ekpe utilise le canoë pour se propager et étendre son pouvoir.
Cette photo montre (de gauche à droite) Chief Thomas Ekpe Bassey, Román Díaz, Ivor Miller, Vicente Sanchez, et un Iyambá Efut de la loge Efe Ekpe Eyo Ema. Elle a été prise lors de la visite d'Ivor et des Cubains à la loge Ekpe Ekoretonko (une loge Ekorí Tonko existe également à Cuba). Le tissu tendu sur le mur derrière eux est appelé UKARA, et utilise la même graphie NSIBIDI que les vêtements des dignitaires Ekpe. Ce tissu doit nécéssairement être tendu sur un mur de la loge pour autoriser et activer le pouvoir d'Ekpe.
Selon la mythologie abakuá, Ekpe est né à un endroit nommé USAGARÉ, près de la rivière Ordán (ou Oddán). Ivor Miller a raconté comment ses investigations l'ont conduit au Cameroun, non loin du pays Efík, et comment il a découvert que les Nigérians appellent cet endroit USAK-ADE. Ce lieu est situé au Cameroun, et il est connu comme ISANGUELE. Au sud-ouest d'Isanguele se situe la péninsule de BAKASSI, triste théâtre d'actuelles luttes pour la mainmise sur le pétrole, et au sud-est se situe le Mont Cameroun, seul volcan en activité dans cette région d'Afrique. Ce volcan apparaît clairement dans de nombreux dessins cubains, comme ceux ci-dessous, qui reprennent les symboles déjà évoqués plus haut (la lune, la rivière, Sikán, les arbres - palmier et ceiba - tous deux sacrés, les coqs et autres oiseaux, etc…).
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- LES MUSICIENS CUBAINS -
L’orchestre cubain présent au Quai Branly était centré autour d’un “noyau dur” constitué par un trio de musiciens abakuá de New York appelé “Enyenison Enkama”:
-ÁNGEL GUERRERO (chant et danse).
Vous pouvez avoir plus d’informations sur Ángel Guerrero sur le site d’Afrocubaweb en cliquant ICI.
Ce lien vous emmènera, via d’autres liens, sur le site Myspace d’Eneynison Enkama.
Une interview en anglais d’Ángel dans World Percussion Magazine est également téléchargeable via Afrocubaweb, ou en cliquant ICI.
-ODGUARDO “ROMÁN” DÍAZ ANAYA (chant et percussion).
-PEDRO MARTÍNEZ CÁMPOS “PEDRITO” (chant et percussion).
Le trio était renforcé par:
-REYNALDO “FLECHA” DELGADO SALERNO
(chant, danse et percussions). Ce dernier est également le joueur d’iyá ayant officié sur toute la série de cds de Lázaro Ros “Oricha Ayé”.
Il vit à Genève depuis 2003.
-GILBERTO LUIS “CHATO” CRESPO ZURITA (danse), vivant également en Suisse, et enfin
-JAVIER CÁMPOS MARTÍNEZ (percussion et chant), qui vit depuis quelques années à Paris, professeur à l'ISAAC, leader du groupe RUMBABIERTA, et qui s’est d’emblée imposé comme “moní-bonkó”, démontrant - s'il en était encore besoin - sa grande maîtrise de ce style musical qui lui tient particulièrement à cœur.
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- LES MUSICIENS NIGÉRIANS -
L’orchestre nigérian était composé de six musiciens traditionnels et de deux danseurs de la société Ekpe, ainsi que de quatre dignitaires officiant également comme chanteurs, et dont l’un d’entre eux a également officié comme percussionniste le dernier soir, un des musiciens ayant joué le rôle de troisième danseur.
Les musiciens annoncés sur le programme:
-JOSEPH BASSEY ANATING-EDEM IV
-HAYFORD SLOMON EDET
-EKPENYONG EKPENYONG EKPO
-EKPENYONG COBHAM ANTIGHA
-EKPO BASSEY EKENG
-ESSIEN EFFIONG EDET, et
-INAMETI OROK EDET
Parmi les quatre dignitaires de la société Ekpe, on pouvait noter la présence du “CHIEF” EKPENYONG EYO, descendant du roi Eyo Honesty du Calabar.
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- LES SPECTACLES -
Après deux jours de répétitions, le concert, organisé non pas en prestations séparées, mais comme une confrontation directe des deux musiques et des deux traditions (et de leurs danses) sur la même scène en un seul et même spectacle, a évolué de jour en jour. Et si le premier soir les rapports entre les deux groupes ont semblé timides et tendus, au fur et à mesure les Cubains et les Africains se sont indéniablement rapprochés. On a pu voir ensuite les musiciens de chaque camp répondre aux différentes salutations et sollicitations venus de l’autre côté. Les Nigérians ont chanté et joué sur les musiques des Cubains, et vice-versa.
Les liens communs aux deux patrimoines ont été d’emblée facilement identifiables: tambours et autres instruments de percussion similaires, masques similaires, présence de cloches sur les costumes des deux continents. Les Nigérians ont des erikundí tressés plus petits que ceux de Cuba, mais ils ne sont pas recouverts de tissu. La cloche nigériane est plus grosse que les ekón de Cuba, et recouverte de dessins blancs. Elle joue parfois une cellule proche du bríkamo cubain (ne jouant que des groupes de deux coups, non de trois coups), et parfois une “clave” semblable à la clave de Son. Le premier jour, le joueur de cloche a également utilisé une bouteille (de vin de Bourgogne, pour l'anecdote), pour jouer cette figure apparentée à la clave de Son, à l'aide d'une pièce de monnaie, ce qui n'est plus arrivé les autres jours, où il a bien joué avec une pièce de monnaie, mais cette fois-ci directement sur la cloche.
Les tambours nigérians sont tendus au moyens de coins, comme les tambours abakuá. Ils sont au nombre de trois. Deux d'entre eux sont plus longs, dont le tambour soliste qui est posé au sol, le musicien étant assis à califourchon sur celui-ci. Les deux tambours les plus longs sont munis de sangles pour être portés. S'il manque bien un tambour par rapport au jeu de tambours abakuá, la théorie cubaine donnant une origine différente au bonkó-enchemiyá semble ici contredite. C'est l'un des trois chanteurs-solistes qui joue les erikundí. Lors du premier concert, la cellule jouée par les erikundí semblait contredire la clave cubaine, ce qui n'est plus arrivé lors des trois autres concerts.
Autre orchestre Ekpe au Calabar, pendant un festival de masques. Le tambour de droite est un bonkó-enchemiyá cubain, joué par Vicente Sánchez, et ne fait pas partie de l'orchestre. Là aussi on trouve trois tambours et une cloche (mais pas de hochets).
La video ci-dessus montre le début du spectacle, peu après l'arrivée de la délégation Ekpe sur scène.
Le caractère commun des chants a été moins facile a déterminer: la prononciation de la langue a sensiblement changé, les mélodies si caractéristiques des chants abakuá ne se retrouvaient que dans une partie chantée “a capella” par les nigérians, tout comme dans les “wembas” cubaines. Les chants sont polyphoniques, et les “voix” ne sont pas “parallèles”. La technique du “tuilage” est employée dans les chants nigérians. Les cubains nous ont offert une collection de chants que je n'avais pour ma part jamais entendus, et dont environ la moitié changeaient chaque jour, ce qui n'était pas le cas des Nigérians dont le répertoire était sinon plus limité, du moins plus fixe.
La video ci-dessus montre une partie du spectacle dans laquelle les chants Ekpe sont en partie accompagnés par les musiciens cubains. L'orchestre nigérian est à gauche, et une partie de l'orchestre cubain à droite. Une "clave" est jouée par un musicien nigérian avec une pièce de monnaie sur la cloche Ekpe. La mélodie du chant rappelle certains chants cubains. La forme du chant rappelle également fortement les formes utilisées à Cuba: le chanteur soliste utilise des paroles reprises par le choeur. Les paroles changent, mais la mélodie reste fixe. Parmi le répertoire Ekpe que l'on a pu entendre au Quai Branly, il s'agit là de la pièce se rapprochant le plus de ce que l'on chante communément dans le répertoire cubain.
La seconde video ci-dessous montre à peu près le même passage, mais cette fois-ci extrait du 4e spectacle.
Sur la photo ci-dessus, la cloche derrière le masque nigérian de droite est nettement visible.
Les masques des deux camps, à priori aveugles et muets, peuvent être guidés par des tambours et par la voix de celui qui joue le tambour en question, en chantant ou en interpellant plus simplement le danseur. Tous les masques portent des cloches dans leur costumes, et tiennent une canne ou un sceptre, ainsi qu’une bouquet de feuilles, tout comme les Iremes qui tiennent une canne dans une main gauche et dans l'autre un rameau ou un petit balai.
Autre masque nigérian, au Calabar.
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De nombreuses différences existaient également entre les deux groupes, qui ont été notées par les spectateurs qui ont bien voulu se manifester après les concerts pour les traditionnelles séances de questions à Ivor Miller: la plus grande différence se situant au niveau de l’attitude sur scène et sur les costumes. Les Cubains étaient habillés de manière occidentale, tout de blanc vêtus, certains portaient des lunettes de soleil clinquantes, et des vêtements "chics", contrastant avec les tenues traditionnelles des Nigérians.
Les "toges" des Africains étaient (parfois) décorés de signes “Nsibidi”, symbolique Ekpe importante, présente dans les gestes, la danse, le langage et la graphie, ou dessinée sur le corps des nouveaux initiés, comme Ivor Miller l’a expliqué lors de la conférence.
Les dignitaires Ekpe portaient des couvre-chefs caractéristiques de leur société, et portaient tous une canne-sceptre. Ce concept existe à Cuba, comme l’a montré Ivor à travers une photo de Andrés Flores à Cuba avec une casquette et une canne, caractéristiques de la société Ekpe.
Les artistes cubains, tous professionnels, étaient visiblement rompus à l’art du spectacle, alors que les Africains montaient sur scène pour la première fois de leur vie. L’aspect “concert” primait pour les Cubains qui ne se comportaient pas comme s’ils étaient dans une cérémonie à Cuba, mais bien dans un “show”, prenant souvent des poses.
Quand ils étaient plus d’un à danser, il manquait aux Cubains au moins un musicien pour assurer toutes les parties à jouer. (trois tambours enkomo, un bonkó-enchemiyá et un ekón - cloche - si l’on fait abstraction des erikundí et de l’itón qui ne sont plus que rarement joués, de toute façon). Ils ont donc parfois délibérément, quand il y avait deux Ireme-danseurs, pris le parti de privilégier le bonkó, et de jouer sur un autre bonkó un “résumé” des rythmes normalement joués par les trois enkomo. Le groupe Enyenison Enkama, qui est un trio, fonctionne ainsi aux USA.
Une scène digne d’un mélodrame a eu lieu quand une Cubaine du public (avec son compagnon hispanophone) a demandé (après le concert) pourquoi “les musiciens ne jouaient pas comme on joue ce style à Cuba et pourquoi ils jouaient de la rumba (sic) au lieu des rythmes rituels abakuá”. Après les explications d’Ivor Miller, qui ne l’ont visiblement pas satisfaite, elle a insisté (plusieurs fois et lourdement) en renchérissant que “son frère était une plaza abakuá, qu’elle connaissait ce style et que ce n’était pas ainsi que l’on jouait cette musique, etc…”. Cette intervention a été très mal vécue par les Cubains, qui, sortant un par un des loges, sont venus lui expliquer quel affront elle était en train de leur faire en mettant ainsi en doute leurs compétences. On a cru un moment que la discussion déjà houleuse allait dégénérer tant le regard des Cubains était noir.
On a vu, au cours des différents spectacles, des échanges spontanés survenir. Le second soir, un dignitaire nigérian a traversé la scène muni de sa canne-sceptre et a été exécuter une salutation devant les Cubains. Les Iremes sont aller saluer les dignitaires Ekpe, qui répondaient en imitant leurs saluts, et les masques nigérians ont fini eux aussi par faire de fréquentes incursions dans le camp cubain.
Ivor Miller, assis au premier rang, a été souvent salué par les masques nigérians qui sortaient de scène pour se placer devant lui. Plusieurs fois au cours des quatre soirs il est monté sur scène, de manière improvisée, pour être honoré par les Nigérians ou/et par les Cubains.
Les Iremes cubains sortaient dans le public (impressionné), comme ils le font dans les spectacles à Cuba, ce qui a finalement poussé les masques nigérians à faire de même, ce qui a encore plus impresionné l'assistance.
Le dernier soir, un des dignitaires Ekpe a pris la place d’un des musiciens, ce qui a permis à ce dernier de revêtir lui aussi un masque, semblable à l'autre masque rouge, portant le nombre de danseurs nigérians à trois. Les attitudes de ce troisième masque ont été assez différentes, plus démonstratives et plus agressives que celles de l’autre masque rouge.
Chez ceux parmi les spectateurs qui n’avaient jamais vu les masques Ekpe, pourtant visibles depuis au moins un an en vidéos sur YouTube ou MySpace, ou sur des photos, reprises sur de nombreux blogs, plusieurs différences notoires avec les Iremes cubains ont été soulignées:
-L’exubérance des costumes nigérians et la richesse des tissus et des plumes, contrastant avec les costumes cubains plus simples dans leur conception. Les différents masques Ekpe semblaient d’ailleurs de forme si différente que l’on se demandait si le masque "bleu" ressemblant énormément aux Iremes n’était pas présent uniquement pour servir point de comparaison avec les masques cubains.
-La présence d’une énorme cloche à l’arrière du costume des masques Ekpe, qui sonne bruyamment au tempo de la musique, différente des enkanima abakuá (ceinture ornée de cloches plus petites) que les Ireme font parfois tinter en secouant le bassin, dans une attitude caractéristique. La présence de cette énorme cloche, construite sur le mode occidental conditionne d’ailleurs énormément la danse des masques nigérians et semble limiter leurs mouvements, ce qui contraste avec la danse des Iremes qui semble beaucoup plus libre.
Si la compréhension des symboles et de la finalité du projet a été relativement aisée pour l’ensemble du public, dès qu’on est entré dans le détail ou dès qu’on a posé des questions précises une frustration a certainement été ressentie, surtout par les spectateurs - ils étaient les plus nombreux - qui avaient déjà des connaissances sur le versant cubain de la société, l’abakuá, qui reste avant tout secrète. Ceci est sans doute dû au fait que depuis son initiation à Ekpe, Ivor Miller à certes d’un côté eu la possibilité d’obtenir un rôle d’ambassadeur officieux et de permettre la réunion des deux cultures, mais de l’autre a sans doute été obligé de respecter certains interdits allant avec le “secret”. Ainsi, dans tous ce qui a été dit - et traduit - jamais les mots tels que “secret”, “esclave”, “traite négrière”, “société réservée aux hommes”, “transe”, “rituels”, “Ireme” ou “Ékue” n’ont été prononcés, pas plus que tout le vocabulaire (détaillé) qu’on a depuis longtemps l’habitude d’employer ou de lire, tout au moins à propos des abakuá de Cuba. À certaines questions précises sur la signification de certains symboles ou certaines couleurs des costumes, les spectateurs n’ont pu recevoir que des réponses vagues ou imprécises. Certains l’auront sans doute déploré. Ce fait apparaît d’autant plus étrange qu’à la lecture des écrits d’Ivor Miller (sans doute antécédents à son initiation), ces omissions étaient absentes. Rappelons que la société Ekpe du Calabar a eu la mainmise sur le commerce des esclaves, et que ce trafic lucratif a participé à renforcer son pouvoir à l'époque de la traite. Il faut préciser néanmoins que la société Ekpe existait bien avant la traite, et qu'elle était de toute façon investie dans tous les aspects de la vie sociale, et dans tous les commerces.
Le schéma directeur des prestations a été le suivant: les Africains seuls sur scène ouvraient la soirée pour un long moment, les Cubains faisaient ensuite leur entrée et faisaient de même, allant jouer chaque soir de plus en plus près des Nigérians. Suivaient plusieurs pièces impliquant les deux camps, les musiciens nigérians participants de plus en plus à la musique des Cubains, en s’accordant de mieux en mieux chaque soir avec les cycles de la percussion et du chant. Des moments de chants a capella (détente) alternaient avec d’autres utilisant la percussion (tension). Certains chants nigérians à priori “a capella” ont été par la suite accompagnés par la percussion cubaine.
Un final endiablé en une seule partie mélangeant les deux camps servait généralement de clôture, les deux groupes sortant ensemble. Le dernier soir, cette partie a été coupée en deux, et a alors eu lieu une scène d’embrassade générale très émouvante, ou, comme l’a dit le texte lu au début du dernier spectacle, “Ekpe, le père nigérian, a pris dans ses bras son enfant cubain”.