Dans les trois extraits vidéo que vous allez voir ici, datant de 1962, apparaissent, dans un "tambor de fundamento" (simulé et mis en scène), puis dans un toque de güiro:
Jesús Pérez, Carlos Aldama, Eugenio de la Rosa, Nieves Fresneda, Trinidad Torregrosa et un tout jeune Lázaro Ros. Nous n'avons pas su y reconnaître d'autres protagonistes, et toutes précisions seront ici, encore une fois, les bienvenues. Merci d'ores et déjà à Umberto "La Película" Oviedo de nous avoir aidé à reconnaître certains des acteurs.
Bien qu'aucun musicien cubain ne nous l'ai démenti en visionnant le film, nous avons maintenant un doute sur l'identité du premier akpwón, que nous croyons être Eugenio de la Rosa, bien qu'il soit présenté comme"El Carpintero José de la Rosa" et non comme "El Yerbero Eugenio de la Rosa". S'agit-il d'une erreur (ils confondent bien okónkolo et itótele, pourquoi ne se tromperaient-ils pas dans les noms des musiciens?), ou bien Eugenio de la Rosa avait-il un frère possédant la même voix que lui? (même s'il s'agit de voix travestie).
Ce film de José Massip de 25 mns produit par l'Instituto Cubano de Arte et Industria Cinegráfi, est sans aucun doute la toute première oeuvre cinématographique de Teatro y Danza Nacional.
La pièce intitulée "Suite Yoruba" qui a motivé la création de ce documentaire était jouée par le Ballet Nacional de Cuba depuis 1960, et le danseur principal en était Santiago Alfonso, y jouant le rôle de Changó. Encore une fois un problème se pose, puisqu'il nous semble bien reconnaître là Raúl Betancourt… qui sera soliste de Changó dans le Conjunto Folklórico Nacional un an après, sinon simultanément. Le doute s'installe: les protagonistes du film ont-ils pris des pseudonymes pour ne pas être accusés de profaner des éléments sacrés? Qui est cet Andrés Cruz qui joue iyá dans le film dont nous n'avons jamais entendu parler?
On peut douter de l'influence réelle du gouvernement révolutionnaire sur la création de cette oeuvre, l'initiative en ayant apparemment été prise juste avant la prise de pouvoir par les révolutionnaires. Ramiro Guerra, chorégraphe et directeur de Danza Moderna, antenne du Teatro Nacional de Cuba, est le directeur artistique du projet.
Les commentaires de Luis Carbonell accompagnant les images sont parfois emprunts d'une emphase littéraire quelque peu dérisoire, si bien qu'on aimerait parfois faire taire le commentateur. Ils réussissent même à confondre okónkolo et itótele, ce qui dénote le peu de connaissance de la culture yoruba acquise par les instances artistiques de l'époque. Le regard esthétique porté par les chorégraphes observant les scènes de ce "tambour" simulé peut parître parfois quelque peu hautain, et les dessins qu'ils sont en train de réaliser ne sont visiblement pas en phase avec ce qui se passe sous leurs yeux. Mais, rappellons-le encore, il s'agit de mise en scène.
Le charme du document est indéniable. Le ton se veut résolument moderne. Au tout début du film, après des vues d'immeubles blancs flambant neufs, des danseurs contemporains apparaissent, noirs, blancs, métis, exerçant leur art devant des baies vitrées au travers desquelles on voit des vues d'une Havane moderne, active, où circulent fébrilement des nombreuses automobiles. Apparaît ensuite le poète Nicolás Guillén, en lecteur, dans un atelier de confection de cigares, déclamant un extrait de son poème "Son numero 6":
"Yoruba soy, Yoruba soy, lloro en yoruba lucumí.
Como soy un yoruba de Cuba,
Quiero que hasta Cuba suba mi llanto yoruba,
Que suba el alegre llanto yoruba
Que sale de mí.
Yoruba soy,
Cantando voy,
Llorando estoy,
Y cuando no soy yoruba,
Soy congo, mandinga, carabalí.
Atiendan, amigos, mi son, que empieza así:
Adivinanza
De la esperanza:
Lo mío es tuyo,
Lo tuyo es mío;
Toda la sangre
Formando un río.
La ceiba ceiba con su penacho;
El padre padre con su muchacho;
La jicotea en su carapacho.
¡Que rompa el son caliente,
Y que lo baile la gente,
Pecho con pecho,
Vaso con vaso
Y agua con agua con aguardiente! (…)"
Viennent ensuite des scènes montrant un orchestre de musique contemporaine en pleine action, puis, toujours sur fond de musique contemporaine, des peintures abstraites dans un musée, aux thèmes vaguement afro-cubains.
Surgit alors un groupe de musiciens abakuá, la tête couverte d'un foulard, et de nombreux Íremes, puis, seul personnage tête nue, au milieu, semblant mis en évidence en tant que directeur de cette troupe: Jesús Pérez.
Tamborero reconnu, ayant collaboré avec Fernando Ortiz dès 1936 (il n'avait que vingt et un ans à l'époque), Jesús était devenu un "informante" (chercheur-collaborateur) de premier plan pour les instances ethno-musicologiques cubaines, s'étant construites, développées et affirmées dans la décennie 1950.
Commence alors notre premier extrait, par une traversée de la baie de La Havane, dans une "lanchita" en bois, plus romantique que les lanchas actuelles, avec des banquettes et un petit groupe de musicien à l'intérieur. La lanchita part de Habana Vieja pour aller à Regla, appelée dans le commentaire "Oke Odo" (D'autres sources citent pour Regla le nom de "Ará Olókun").
"Oke odo" pourrait signifier "la colline de la rivière" ou "la rivière qui est en haut". La petite bourgade de Regla est en effet entourée de petites rivières se jetant dans la baie. Ces rivières sont plus rares de l'autre côté de la baie. Un autre sens de "Oke odo" pourrait être "la colline des hommes jeunes".
Dans notre film, en arrivant à Regla en bateau, la vue sur la célèbre église de la Virgen de Regla semble plus dégagée qu'aujourd'hui. Le symbole est fort: c'est à Regla qu'étaient débarqués les esclaves venant d'Afrique, hors de la vue des citoyens de la grande ville. C'est également à Regla qu'on soignait les esclaves blessés ou malades, dans des "barracones", et c'est là également qu'étaient "parqués" les esclaves infirmes, aveugles, en somme ceux qui n'étaient plus utiles à rien. La réputation de Regla, comme celle de Guanabacoa, est celle d'un quartier "très noir", ce qui n'est peut-être plus tellement vrai aujourd'hui.
Passe alors, son tambour à la main, devant l'église de la Virgen de Regla, Andrés Cruz, qui est dit peón de albañil (aide-maçon), un olubatá qui n'a pas semble-t-il laissé de trace impérissable dans l'histoire. Le vieil olubatá s'asseoit avec son tambour, et à droite, avec itótele, cigare en bouche, se trouve Jesús Pérez, alors âgé de 47 ans.
À gauche, avec okónkolo se trouve Carlos Aldama.
Lorsque commence l'oro cantando, l'akpwón est Eugenio de la Rosa, considéré comme l'un des plus grands chanteurs de la "vieille génération" d'avant Lázaro Ros, c'est-à-dire de l'époque de Pablo Roche.
Le seul enregistrement où l'on peut entendre Eugenio de la Rosa est le célèbre disque "Santero" (Panart 1414) datant de 1947, et tout premier disque de musique yoruba.
D'après Lázaro Pedroso, les grands akpwones de cette époque
(1935-1945) étaient:
-José Antonio Zubiadur Calvo "El Cojo"
-"Pedrito" Saavedra
-Pedro "El Ñato"
-Victor Casanova
-Eugenio de la Rosa "El Yerbero"
Cette génération de chanteurs ayant précédé celle des:
-Lázaro Ros
-Lázaro Pedroso
-Lázaro Galarraga
-Felipe Alfonso
et également des:
-Mario Día "Tanganika"
-Luis Santamaría
-Joseíto "El Mago" (grand linguiste)
-Pedro Arango (également linguiste)
On appelait Eugenio de la Rosa "El Yerbero" parce que c'était son métier (ou l'un de ses métiers) de vendre des plantes médicinales.
Quand à Nieves Fresneda, qui apparaît ensuite, née au début du XXe siècle, et disparue en 1980, elle a été une des plus célèbre danseuses du folkore cubain et de la rumba des années 1950 à 1970. Spécialiste de Yemayá et d'Ochún, elle a incorporé Danza Nacional en 1959, puis a été membre-fondatrice du Conjunto Folklórico Nacional (tout comme la plupart des protagonistes de notre film). Elle a fait partie de la comparsa "Las Bolleras", ainsi que de nombreux coros de clave et coros de guaguancó, en tant que "clarina" (chanteuse soliste).
Dans la scène du güiro, Carlos Aldama joue un des tambours (à droite), et l'autre joueur de tambour est Trinidad Torregrosa. Carlos Aldama, qui vit aujourd'hui aux USA, a été pendant 25 ans au Conjunto Folklórico Nacional, dont il a été le directeur pendant 15 ans à la suite de Jesús Pérez. Nous avons déjà vu dans les précédents articles comment Trinidad Torregrosa a été un des collaborateurs les plus importants de Fernando Ortiz, et un membre-fondateur du CFN dont il était un artiste majeur.
Eugenio de la Rosa joue, semble-t-il, le plus grand des chekeres. L'akpwón est Lázaro Ros, alors âgé de 37 ans. En entendant la voix de Lázaro Ros après celle d'Eugenio de la Rosa, et en comparant le timbre des deux akpwones, on ne peut douter de l'influence du second sur le premier.
Il nous semble reconnaître dans ce second extrait mettant en scène le güiro, fumant sa cigarette, la célèbre santera Ferminita Gómez "Ocha Bí", personnage important de l'histoire du culte yoruba à Cuba. Ne connaissant pas, toutefois, sa date de maissance, nous ne savons pas si elle était vivante à cette époque, ni même si elle vivait à La Havane, puisqu'il semble qu'elle ait vécu à Matanzas. Nous avons besoin de recherches complémentaires pour étayer cette hypothétique affirmation.
Le reste du documentaire montre comment les chorégraphes contemporains de l'époque vont utiliser les danses traditionnelles pour les mettre en scène.
Deux sentiments contradictoires se dégagent de cet incroyable document, mis à part le bonheur de voir là des personnages appartenant à l'histoire, même si elle est mise en scène.
Tout d'abord, il faut reconnaître là le désir nouveau d'affirmer la cubanité de ses traditions, et de les porter au même niveau que les arts "blancs" en tant que partie intégrante du patrimoine cubain. En cela, la démarche est différente de celle en cours dans les décennies précédant les années 1960, où existait un folklore "de cabaret", essentiellement joué par des gens à peau claire, destiné à un public de touristes yankies fortunés, et mélangeant parfois les styles dans un désordre et une confusion parfois insultante pour les musiciens traditionnels. Ce retour à un folklore plus authentique, même si il a été considéré par certains comme une "commercialisation de la religion" et une "profanation de rituels sacrés", constitue un réel progrès.
Ensuite, et de manière paradoxale, le regard porté par les blancs dans le film, et l'attitude qui peut sembler parfois moqueuse de certains personnages à peau claire, bien mieux vêtus que les autres, est révélateur d'un système de pensée qui faisait encore de ces arts alors "redécouverts" quelque chose de rétrograde et "en retard" sur les arts contemporains de l'époque, où le modernisme et l'accélération des progrès technologiques était de mise, et le folklore "rétrograde". La pensée de cette époque et le regard sur ces traditions était encore bien ethnocentrique, et cette fois-ci, c'est bien le régime castriste qui allait aider à faire changer quelque peu les choses.
Dans tous cas, ce témoignage cinématographique constitue, convenons-en, un document précieux et peut-être unique quand au contexte de l'époque, et nous permet de voir évoluer des artistes qui ont été des acteurs de premier plan dans l'histoire de la musique yoruba de Cuba.
Nous tenons particulièrement à remercier Guarachón pour nous avoir permis de connaître ce film.
Car, comme le dit Javier Cámpos: "¡Eso es historía!".