Les tambours batá des yoruba - on employait auparavant de terme de "lucumí" plutôt que celui de "yoruba" - sont arrivés dans l'île de Cuba avec le culte de Changó. La majorité des esclaves yoruba de Cuba, arrivés essentiellement au XIXe siècle, étaient de nation Oyó, ou d'autres royaume yoruba sous l'hégémonie d'Oyó, prédominante au début de XIXe siècle.
L'histoire des tambours et des premiers musiciens de rituels est assez bien connue, encore qu'une grande partie de la recherche historique reste à accomplir. La tâche qui nous attend ici est évidemment quasiment insurmontable, à moins de réussir à recueillir dans les prochaines années les témoignages des derniers tamboreros des années 1940 encore vivants.
La proximité de Matanzas et de La Havane fait que se sont mélangé deux cultures légèrement différentes l'une de l'autre, en opposition de style sur certains plans, et en même temps s'influençant mutuellement, en partageant les mêmes rituels et les mêmes musiciens. Cette situation complique encore singulièrement nôtre tâche, nombre de musiciens émigrant de Matanzas à La Havane.
Le premier jeu de tambours consacré, qui porte le nom d'Añabí, est né à La Havane vers 1836. Il a servi à "parrainer la naissance" de nouveaux jeux consacrés. Tous les batá consacrés de Cuba ont en commun ce grand-père de 170 ans.
Peu après (ou en même temps), à Matanzas, les premiers jeux apparaîssent.
Dans les années 1930, les tambours ont commencé à sortir des rituels, et à connaître une diffusion plus élargie.
Au gré des périodes plus ou moins répressives d'un état cubain dirigé en sous-main par les Américains - de religion protestante - la pratique des cultes s'est maintenue tant bien que mal, jusqu'à connaître un certain essor à partir de l'ère castriste (1959), et à l'apparition d'un folkore-spectacle. Les religions Ocha et Ifá ont sans cesse prospéré depuis, jusqu'à concerner une large part de la population, difficile à estimer.
En guise de prélude à ce qui pourrait constituer une "première tentative" de reconstitution de l’histoire des tambours batá à Cuba, nous avons décidé de publier une "ébauche" historique en six articles séparés:
1° Avant-propos
2° Histoire des tambours batá à La Havane
3° Histoire des tambours batá à Matanzas
4° Récapitulatif des tamboreros cités
5° Article d'Ivor Miller sur Andrés Chacón
6° Article de Thomas Altmann sur un enregistrement disparu:
Giraldo Rodríguez - "Afro - Tambores batá" (1958).
L'enregistrement est téléchargeable au bas de ce dernier article.
Sergio Quiros Jr, "Joseíto" Fernández,
René Vasquez Cepero:
Crédits photo: Patricio; La Havane 2003
Les sources contenues dans notre série d'articles sont multiples. Citons, par ordre d'importance:
-Les travaux de Fernando Ortiz répartis sur ses nombreux ouvrages.
-Le livre de l'américain John Mason "Orin Oricha".
-L'ouvrage en 2 volumes du CIDMUC co-écrit par plusieurs auteurs:
"Instrumentos de la Música Folclórico-Popular de Cuba"
-Ivor Miller et ses récents articles en plusieurs endroits du net.
-Des articles spécialisés, des sites ou des blogs cubains, américains ou européens, tels:
-iIarioba.tripod.com (USA)
-afrocubaweb.com (USA)
-batadrums.com (USA)
-ochemusic.de (Allemagne)
(pour ne citer que les principaux…)
-Enfin, des entretiens avec des musiciens Cubains tels:
-Lázaro Pedroso, célèbre akpwón havanais
-"Joseíto" Fernández Hernández, fils du célèbre batalero "Pito El Gago" Hernández
-"Sergito" Quiros Alfonso, fils de Sergio Quiros Sr, l'un des plus vieux joueurs de tambour batá en activité à La Havane
-René Vasquez Cepero "Nené", neveu de Lázaro Pedroso
Nous remercions par avance tous ces gens, ainsi que tous ceux cités par eux, qu'il serait trop fastidieux d'énumérer ici.
Nous espérons pouvoir améliorer au fur et à mesure ce sujet, car l'enquête reste ouverte, et les participations éventuelles et/ou propositions de corrections seront les bienvenues: errare humanum est.
John Mason: Orin Oricha - Songs for Selected Heads
(Ed. YTA, USA, 1992)
Cet ouvrage est sans conteste l'un des ouvrages majeurs sur la musique yoruba de Cuba paru ces dernières années - un “must have”, comme disent les Américains. Il a constitué pour moi, avec ceux de Pierre Verger et de Lydia Cabrera, une source sans cesse renouvelée de quantité d’informations sur le chant (il contient plus de 570 chants traduits en anglais), la langue, les tambours, l’histoire, et la religion yoruba de Cuba.
Les informations sur la langue qu’il contient m'ont parfois été contredites par des professeurs cubains tels Lázaro Pedroso. Il reste néanmoins un ouvrage majeur. On le trouve peut-être encore au Yoruba Book Center à Brooklyn (610 New York Avenue). Il est indisponible sur de nombreux sites (car épuisé). Je remercie au passage Olivier Marlangeon et Jean-Pierre Boistel pour m'avoir trouvé deux éditions de cet ouvrage.
Crédits photo: Régine Mano
Sur le sujet qui nous préoccupe particulièrement, c’est à dire l’histoire des batá et des "bataleros" (ou "olubatá", selon leur grade) de Cuba, on trouve chez Mason quantité d’informations. Il les tire, dans un premier temps, de l’article “tambores batá” de “Instrumentos de la Música Afrocubana” de Fernando Ortiz. Le nombre de détails ajoutés par Mason est tel que nous avons préféré en traduire les passages essentiels, plutôt que de nous référer uniquement à la version d'Ortiz.
La version d'Ortiz comporte cependant des précisions supplémentaires non-citées par Mason. Nous les utiliserons donc séparément.
Rappellons tout d'abord que les tambours batá étaient (et sont toujours) joués en Afrique exclusivement pour l'Oricha Changó et pour la Société des Egungun (société "à masque").
Au XVIIIe siècle, il existait certainement à Cuba une grande variété de tambours, pour divers Oricha, on en trouve d'ailleurs la trace dans les ouvrages d'Ortiz. Sans doute existait-il déjà des tambours batá, dont aucun n'était consacré, car le premier jeu consacré est apparu aux environs 1830. Le tambour batá a ensuite remplacé les autres tambours, pour finir par être joué pour tous les Oricha yoruba.
Nous verrons également que les deux foyers où sont apparus les tambours batá sont:
À La Havane, le quartier de Regla (et plus tard celui de Guanabacoa, qui jouxte Regla).
À Matanzas, où un style musique liturgique différent s'est développé parallèlement à celui de La Havane.
“La ville de Regla était une partie du port de La Havane par où arrivaient les esclaves, et où on leur ôtait les chaînes qui les entravaient (depuis le moment où les européens les avaient achetés en Afrique, ndt). La ville, quasiment africaine, avait été bâtie par les esclaves infirmes ou émancipés. La majorité de ceux qui avaient été envoyé là étaient Egbado et Ijebu. Regla est le quartier de La Havane où les premières pierres des religions afro-cubaines furent posées. Regla était appelée “Ará Olókun” (le pays de ceux d’Olókun”). Le reste de La Havane, de l’autre côté de la baie, était appelé “Ará Nla” (“le pays de ceux qui sont importants”) et Matanzas était appelée “Ará Ata” (“le pays de ceux du piment”). (Mason - Orin oricha p.13)
Les tambours batá appartiennent au milieux urbains, et se développent au sein des Cabildos de nation lucumí.
(Crédits photo: inconnus)
Il nous faut ici également énumérer des différents contextes successifs dans lesquels les tambours batá ont été joués depuis leur introduction à Cuba:
1° Les Cabildos Lucumí
La musique rituelle des esclaves des colonies catholiques (espagnoles, portugaises et françaises) d'Amérique a été moins réprimée que celle des colonies protestantes (anglaises et hollandaises). Les Cabildos étaient au départ des institutions officielles prévues par la loi espagnole, que les esclaves pouvaient intégrer, sous le patronage d'un Saint catholique. Ils existaient à Séville dès les années 1400.
Le premier Cabildo de Cuba aurait été fondé en 1598 (les dates varient beaucoup). Les esclaves de Cuba, de plus en plus grand nombre à partir du XVIIIe siècle, à cause du développement de l'économie sucrière, ont été encouragés, à partir de 1789, à l'initiative de l'évêque Pedro Agustín Morel de Santa Cruz, à former plus de confréries au sein des Cabildos. Chaque confrérie, situé dans un local précis, était en principe réservé à la pratique du culte catholique par les esclaves. À Cuba il s'est rapidement transformé en lieu de cultes afro-cubains. Dans le culte yoruba, le Cabildo se superpose quasiment au lieu de pratique du culte, conjointement aux "maisons de Saints", qui peuvent être des endroits séparés privés.
Les Cabildos Carabalí de Cuba ne se superposent pas aux lieux de cultes abakuá, qui sont dans des endroits séparés, longtemps tenus secrets (car interdits à la fin du XIXe siècle).
Au sein des Cabildos, les esclaves tenaient souvent des "caisses de solidarité" dont les fonds servaient à l'entraide mutuelle, qui consistait la plupart du temps à racheter la liberté de personnages-clés du culte (prêtres, devins, etc…).
Au XIXe siècle, tous les Cabildos "de nación" étaient regroupés à l'extérieur de l'enceinte de La Havane, afin de ne "déranger" personne parmi la population blanche. Un Cabildo pouvait regrouper plus d'un millier d'esclaves.
Les deux Cabildos lucumí fondamentaux de Regla sont:
le Cabildo Yemayá et
le Cabildo Santa Bárbara ou "Cabildo Changó Tedún".
(Crédits photo: Pierre Verger)
Photo tirée du site de la Fondation Pierre Verger)
2° Les Processions des Cabildos Lucumí
Chaque "Cabildo de nación" avait le droit de défiler annuellement le jour de l'épiphanie - 6 janvier. Au cours des siècles, les révoltes des esclaves ont parfois été liées au Cabildos. La peur liés à ceux-ci a entraîné soit l'interdiction de défiler, soit leur interdiction pure et simple, soit des réformes de fond pour tenter de les "assainir".
Les deux Cabildos lucumí de Regla rivalisaient de superbe pour leur défilé. Ces "sorties" constituaient les seules occasions pour les tambours batá d'être vus par des yeux profanes. Des photos de ces processions sont connues. La statue des deux Saintes catholiques (La Virgen de Regla et Santa Bárbara) étaient portées depuis la fameuse église de Regla jusqu'à la mer proche. Des offrandes étaient alors offertes à Yemayá et à Olókun. Le cortège se remettait en marche, puis s'arrêtait successivement devant le local de la police, devant la mairie, et devant la maison de chaque Oloricha de Regla, pour se terminer au cimetière de la ville.
(Crédits photo: Pierre Verger)
Photo tirée du site de la Fondation Pierre Verger)
3° Les Tambours Batá en Dehors des Rituels
En de multiple occasions, dès les années 1930, les tambours batá eurent de nouvelles occasions de se montrer au public profane. Bien entendu, lors de ces prestations, on utilisait des tambours non-consacrés, ou "aberikulá" (ou judios"). Bien avant la rumba, qui quitta les quartiers défavorisés pour connaître un succès commercial dans les années 1950 (grâce à Alberto Zayas, au Coro Folklórico Cubano et au Muñequitos de Matanzas), la musique yoruba, à La Havane, a connu plusieurs étapes de "vulgarisation" et de diffusion.
En décembre 1935, comme le note Mason, les tambours batá furent joués lors d'un programme radio, "Cuatro Charlas Radiofónicas", l'audition était organisée par Gustavo Urrutia, dans un but ethnomusicologique.
"En 1936, sur la requête du Dr. Fernando Ortiz, les batá sacrés furent joués pour la première fois à Cuba dans un contexte non-rituel, devant un public essentiellement profane. Les tambourinaires étaient ce jour-là Pablo Roche (iyá), Aguedo Morales (itótele), et Jesús Pérez (okónkolo)".
Étaient présents en tant qu'akpwones: Alberto Angarica, Benito González Roncona, Eugenio de la Rosa, et Diego Pedroso.
Dans le choeur étaient présents: Antonia Rodríguez, Esther Núñez, Silvia Chávez, Esther Cruz, Beatriz Guerra, Dulce María Soria, Luisa Moya, Cristina María Galy, Alberto Zayas, Leonardo Valdés, Rafael Candina, Andrés López, Santo Llansó, Marcelo Domínguez,
A. Aparicio et Juan Francisco Cárdenas.
(Crédits photo: Fernando Ortiz)
(n.d.t.: dans “Estudios Etnosociológicos” d’Ortiz, ce dernier publie le texte intégral de sa conférence, dont le titre est “Conférence de la Institución Hispanoamericana de Cultura, prononcée au théâtre Campoamor, le 30 mai 1937. Les joueurs de tambours sont bien les mêmes personnes, mais la date ne concorde pas). Il semble qu'il y aurait eu plusieurs conférences d'Ortiz.
(Crédits photo: Fernando Ortiz)
Pour finir, signalons que dans le dernier ouvrage cité (CIDMUC) la fameuse conférence de Fernando Ortiz se serait bien déroulé au Teatro Campoamor à La havane, mais à nouveau en 1936, cette fois-ci (sic). Le débat est donc loin d'être clos…
4° Du Folklore de Cabaret au Conjunto Foklórico Nacional
Dans les années 1950, de la même façon que se créent à Cuba les groupes de rumba, des groupes de foklore commencent à voir le jour. Odilio Urfé monte plusieurs revues dont "Van Van Iroko". Le spectacle est présenté au Tropicana en 1956 et au Sans-Souci en 1958. Merceditas Valdés devient une star du genre dénommé "Afro". Les meilleurs tamboreros sont recrutés pour ces revues édulcorées: Jesús Pérez, Trinidad Torregrosa, Raúl Diaz…
(Tropicana 1950's):
"Papo", Luisa Barroso, Ricardo Carballo,
Merceditas Valdés, Jesús Pérez, Ramiro Hernández
(Crédits photo: Ivor Miller)
C'est l'époque où la chorégraphe américaine Katherine Dunham commence à monter des spectacles à thème afro-caribéen, dont l'un se nomme: "Changó". Elle engage Francisco Aguabella sur le tournage du film "Mambo" en Italie, et les contrats s'enchaînent: Aguabella est alors engagé de manière permanente, et ne rentrera jamais à Cuba.
Après la Révolution de 1959, le gouvernement cubain accorde des crédits pour la création de "troupes de ballet d'état". Teatro y Danza Nacional est créé, dans lequel Jesús Pérez est investi, et, rapidement, le projet débouche sur ce qui deviendra le Conjunto Folklórico Nacional. Le folklore yoruba de Cuba entre, au même titre que les autres musiques cubaines, dans le domaine très officiel du "spectacle culturel". Encore une fois, ce sont les meilleurs musiciens qui sont engagés.
Trinidad Torregrosa, Raúl Diaz et Francisco Aguabella
Vers 1952 (Crédits photo: Michael Spiro)